Au petit matin du 1er janvier 2016, les droits de plusieurs auteurs vont tomber dans le domaine public. Cela concerne notamment les écrits du poète Paul Valéry, du romancier Emmanuel Bove, de l’ancien président américain Franklin Roosevelt mais aussi du dictateur allemand Adolf Hitler.
Soixante-dix ans après la mort du Führer, la réédition de son brûlot antisémite « Mein Kampf », le seul ouvrage qu’il ait jamais rédigé (entre 1924 et 1925), suscite l’inquiétude dans de nombreux pays. Les droits de ce pamphlet étaient jusqu’à présent détenus par le land de Bavière, qui avait interdit toute nouvelle publication en Allemagne. Les autorités ne pourront désormais plus s’y opposer. L’Institut d’histoire contemporaine de Munich doit d’ailleurs publier une version commentée de « Mein Kampf » dès le mois de janvier.
En France, le tabou autour de cet ouvrage est également très lourd, même si la vente du livre n’y a pas été interdite (sauf durant la Seconde Guerre mondiale par les autorités d’Occupation car les Français y étaient notamment décrits en des termes très hostiles). Les Nouvelles éditions latines, propriétaires des droits de la traduction française de 1934, le proposent toujours dans leur catalogue. Cette vente est seulement assortie depuis 1979 – et un arrêt de la cour d’appel de Paris – d’une obligation de publication d’un texte d’avertissement de huit pages en tête de l’ouvrage. Dans les prochains mois, les Éditions Fayard profiteront de son entrée dans le domaine public pour publier une nouvelle version commentée à partir d’une nouvelle traduction.
Alors que des voix s’élèvent pour critiquer la diffusion de ce livre jugé dangereux, le juriste Philippe Coen estime qu’interdire sa publication serait contreproductif à une époque où il est particulièrement facile de se le procurer sur Internet. Selon lui, il est surtout important d’encadrer les nouvelles éditions. Avec le collectif « Initiative de prévention de la haine », il propose l’insertion d’un nouvel avertissement pédagogique pour toute republication ou nouvelle traduction.
France 24 : Comment expliquez-vous que 70 ans après la mort d’Hitler, la publication de « Mein Kampf » suscite encore un si vif débat ?
Philippe Coen : Il y a toute une mythologie autour de « Mein kampf ». Il déclenche des réactions qui ne sont pas très logiques et qui tiennent souvent du fantasme. On croit qu’il prévoit la Shoah, cela n’est pas exact. Il ensemence tous les principes du rejet, mais vous n’avez pas, de manière précise, ce qui allait être décidé à la conférence de Wannsee en janvier 1942 (durant laquelle les responsables du régime nazi ont mis au point la Solution finale). On pense que ce texte a été globalement très interdit, mais c’est aussi faux. Il n’y a que cinq pays dans le monde où il y a eu historiquement des lois interdisant « Mein Kampf » à la réédition, comme l’Allemagne, l’Autriche, le Luxembourg, la Russie et la Roumanie.
Mais l’ouvrage inspire malheureusement toujours d’autres textes haineux qui veulent exclure des minorités, ce qui nous permet aussi de parler au présent. « Mein Kampf » n’est pas qu’un sujet d’histoire. On retrouve toute sa logique par exemple dans le texte qui a été rédigé par le Norvégien Anders Breivik juste avant son double attentat (en juillet 2011). On retrouve les mêmes dynamiques dans des écrits qui ont permis de justifier les assassinats au nom des Khmers rouges au Cambodge, par la Serbie (lors de la guerre en ex-Yougoslavie entre 1992 et 1995) ou lors des massacres entre Tutsi et Hutu (au Rwanda en 1994). Il y a même eu récemment le « Mein Kampf » de Daech qui s’est vendu sur Amazon et les sites de e-commerce.
Mais au sein de votre collectif, vous estimez qu’interdire de nouvelles éditions ne serait pas efficace…
Plus vous interdisez, plus vous aiguisez l’appétit pour ce livre. Ce serait contreproductif. Avec Internet qui fourmille aujourd’hui de théories complotistes, certains vont avoir tendance à se dire « si c’est interdit, c’est que cela doit être vrai ». « Mein Kampf » est d’ailleurs accessible en un clic sur le Net depuis 20 ans et il reste un best-seller dans plein de pays du monde comme l’Inde, l’Indonésie ou à travers le Moyen-Orient.
En 1979, la cour d’appel de Paris avait autorisé sa vente mais l’avait aussi encadrée par un avertissement. Quasiment 40 ans plus tard, il nous incombe d’écrire un nouvel avertissement et de poursuivre cette jurisprudence. Nous le proposons en cinq langues, y compris en arabe, car c’est dans les pays arabophones que « Mein Kampf » est le plus diffusé et utilisé notamment comme étant un remède contre Israël.
C’est un texte qui fait partie de l’histoire et il ne faut pas l’effacer, mais il faut simplement expliquer ce que peut provoquer la mise en œuvre de cet ouvrage extrêmement précis. Aujourd’hui si quelqu’un lit « Mein Kampf » en Europe, sauf s’il est influençable ou endoctriné, il y a peu de chance qu’il prenne cela pour argent comptant. Par contre, si vous êtes dans un pays où il n’y a pas eu d’éducation sur ce qu’a été la Seconde Guerre mondiale, c’est beaucoup plus compliqué.
Par exemple en Inde, où on le trouve dans n’importe quel kiosque, la raison de son succès n’est pas liée à un ressentiment antijuif. Mais des dirigeants, dont le Premier ministre actuel, ont déjà expliqué à quel point ce livre pourrait être valable si vous remplacez le mot « juif » par « musulman ». Il y a une espèce de théorie qui cherche à expliquer en quoi des réalités qui sont cachées dans les écrits d’Hitler pourraient résoudre les problèmes actuels de l’Inde. Cela fait froid dans le dos. Ce pays représente quand même un cinquième de la population mondiale.
En plus de l’insertion d’un avertissement de la part des éditeurs ou des sites Internet, vous proposez également une analyse des écrits d’Hitler dans un essai intitulé « Pour en finir avec Mein Kampf »…
Nous sortons ce livre pour faire le point sur ce qui va se passer après le 1er janvier en ce qui concerne sa diffusion, pour expliquer aussi son succès et essayer de mettre en garde contre ceux qui s’inspirent des concepts de « Mein Kampf ». Ce n’est pas juste un sujet pour les cours d’histoire, mais aussi pour l’instruction civique, pour notre civilisation et pour notre démocratie. Notre rôle est vraiment de mettre en perspective.
Soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de personnes ne connaissent pas Hitler. Le livre « Les territoires perdus de la République » (un ouvrage collectif rédigé par des enseignants en 2012) avait déjà exprimé lors de sa sortie toute la difficulté à pouvoir enseigner la Shoah dans beaucoup de quartiers. Si on ne prend pas le virage du 1er janvier comme un virage dans l’éducation, quand allons-nous le faire ? On ne peut pas se réveiller le matin du 1er janvier comme si c’était un matin comme les autres. C’est un jour de libération d’une haine ancienne qui a des échos dans la haine moderne.
source : France 24