Depuis le 1er janvier 2016, Mein Kampf est tombé dans le domaine public: le land de Bavière, détenteur des droits d’auteur, a renoncé à exercer son droit moral. Ce qui signifie que le texte d’origine, rédigé par Adolf Hitler en 1925, peut désormais être librement publié. Début janvier, Mein Kampf est sorti en Allemagne dans une édition « scientifique », annotée par des chercheurs. En France, Fayard prévoit de le publier d’ici à 2018, en l’assortissant, lui aussi, d’un commentaire critique. À noter que cet éditeur l’avait déjà diffusé dans une version expurgée en 1938…

Sur Internet, on peut, en quelques clics, trouver l’ouvrage en libre accès. Faut-il, pour autant, le rendre accessible au grand public? Pour de nombreux chercheurs, le publier peut être un moyen de lui faire perdre son caractère transgressif. « Mais attention! » préviennent Philippe Coen, avocat, et Jean-Marc Dreyfus, historien, auteurs, avec David Alexandre, de Pour en finir avec Mein Kampf (éditions Le Bord de l’eau), sorti ce 18 janvier, « Mein Kampf conserve un fort pouvoir de nuisance, il faut encadrer sa publication pour mieux le déconstruire ».

Dans une pétition, ils ont su réunir le monde de l’édition et différentes personnalités et les appeler à faire preuve de responsabilité: « Imaginez qu’un éditeur, en France ou ailleurs, décide de publier, sortis de leur contexte et sans avertissement, des ‘Extraits choisis de Mein Kampf à 100 000 exemplaires, les effets pourraient en être désastreux », disent-ils. À défaut d’en finir réellement avec ce « bréviaire de la haine », les deux hommes proposent quelques pistes pour atténuer son pouvoir de nuisance. Interview.

 

En quelques jours, 4000 exemplaires de Mein Kampf ont été vendus en Allemagne, et 15 000 autres sont en commande. Faut-il s’en inquiéter ? 

Philippe Coen: Non, car ces exemplaires critiques de 2000 pages ont essentiellement été achetés par des universitaires, des chercheurs et des curieux très avertis. Depuis le début janvier, de nombreux articles de presse évoquent le « problème » de la publication de Mein Kampf en Allemagne. Or, selon nous, c’est bien le seul pays où sa réédition ne pose pas de question grave aujourd’hui. Depuis 1945, ce texte n’a quasiment plus d’écho tangible outre-Rhin, grâce à la dénazification efficace menée dans le pays depuis 70 ans. Le risque se situe davantage dans d’autres pays…

Lesquels ? 

Jean-Marc Dreyfus: Avant de vous répondre, j’aimerais dire quelques mots sur ce que contient réellement Mein Kampf. Après-guerre, les Allemands ont prétendu qu’ils ne l’avaient pas lu, tellement il était indigeste. Mais c’est faux. Diffusé à plus de 12 millions d’exemplaires, il a été l’un des best-sellers du XXe siècle. On l’offrait aux jeunes mariés et on en lisait des extraits dans les écoles alsaciennes entre 1940 et 1944. Une édition en braille est même parue en 1936!

Qu’est-ce que Mein Kampf? Avant tout, un programme totalitaire, où l’on retrouve les lectures mal digérées du leader du parti national-socialiste. Parmi celles-ci figurent des éléments de la psychologie des foules de Gustave Lebon, les théories antilibérales de la fin du XIXe siècle, des considérations sur l’eugénisme ou sur le mythe du surhomme fondé par Nietzsche. Si l’on y parle d’espace vital et de l’abaissement de la France, il n’y a en revanche, dans ce fatras d’idées d’extrême-droite, aucune description explicite de la seconde guerre mondiale ou de l’extermination des Juifs. On ne peut pas dire que Mein Kampf soit un livre ennuyeux. Ceux qui veulent le lire y trouvent ce qu’ils viennent y chercher. Certains esprits faibles et mal informés peuvent être séduits par ce système d’explication du monde.

Philippe Coen: Le livre décrit un système de hiérarchie des races. Il évoque l’idée d’un Etat ultra-totalitaire et il exacerbe le culte du chef et de l’homme fort, ce qui explique son succès dans certains pays. En Inde, par exemple, l’ascension d’Hitler est perçue comme une « success-story ».

Comment expliquez-vous son succès en Inde? 

Jean-Marc Dreyfus: Dans les années 30, on retrouve certaines idées développées dans Mein Kampf dans le discours nationaliste indien. En 1941, l’une de ses principales figures, Netaji Subhas Chandra Bose, a rencontré Joachim von Ribbentrop, le ministre des affaires étrangères d’Hitler. L’année suivante, Bose fait la connaissance du Führer à Berlin, et lui confie qu’il trouvait Mein Kampf « most agreeable »… Par la suite, plusieurs leaders nationalistes citent Mein Kampf dans leurs écrits. Leurs héritiers politiques se retrouvent aujourd’hui au pouvoir à Dehli.

Philippe Coen: La persistance du système des castes explique une partie de son succès. Mein Kampf est même considéré dans le pays de Gandhi comme un bon manuel de management. Selon un guide paru là-bas, Hitler peut vous aider à mener votre business, puisqu’il est lui-même une sorte de chef d’entreprise qui est allé au bout de ses ambitions… En Inde, Mein Kampf est vendu partout: dans les gares, sur les étals, en pleine rue, et dans les bibliothèques populaires. L’éditeur indien Jaico a affirmé en avoir vendu 100 000 exemplaires en 10 ans, notamment chez les jeunes. Certains produits « dérivés » ont du succès: marque de glace, boutique de prêt-à-porter, bouteilles de vin…

Et dans les autres pays? 

Jean-Marc Dreyfus: Le livre a récemment été interdit en Russie. Sa publication a été autorisée en Pologne en 1992 et en Roumanie en 1993. Au Japon, il a fait l’objet d’un manga, vendu à plus de 45 000 exemplaires. Il connait un grand succès en Turquie et dans le monde arabe. L’antisionisme est devenu une véritable idéologie; Mein Kampf fournit un support simple à des sentiments de haine très répandus. Il est un catalyseur.

Que préconisez-vous?

Philippe Coen: En 1978, la Ligue contre l’antisémitisme (future Licra) a assigné en justice les Nouvelles éditions latines, qui avait publié Mein Kampf sans aucune précaution. Dans son jugement, le tribunal, puis la Cour d’appel, ont constaté que le livre était une « oeuvre de polémique et de propagande dont l’esprit de violence n’était pas étranger à l’époque actuelle et qui pouvait encore, malgré l’inanité de ses théories, contribuer à une renaissance de la haine raciale ou à l’exaspération de la xénophobie. » Les tribunaux n’ont pas interdit sa publication, mais ils ont demandé que chaque exemplaire soit précédé d’une préface, qui soit un « avertissement rappelant au lecteur les crimes contre l’humanité auxquels a conduit la mise en oeuvre systématique de la doctrine raciste. »

Quarante ans plus tard, nous voulons adapter et mettre à jour la solution de la justice française. D’où l’appel citoyen que nous avons lancé en ligne le 11 janvier auprès des éditeurs pour démembrer le discours de haine et réclamer l’insertion d’un avertissement pédagogique, sous forme d’un avertissement et d’un bandeau dans les futures éditions, papier ou numériqueA ce jour, une trentaine d’éditeurs ont signé l’appel. Au-delà de Mein Kampf, ce sont les textes à visée haineuse et génocidaire qui sont visés par la démarche.

Jean-Marc Dreyfus: Nous trouvons étrange que dans une Europe qui s’est fondée sur l’idée du « Plus jamais ça », rien n’ait été fait pour préparer l’arrivée dans le domaine public d’un texte qui a contribué à entraîner la mort de 60 millions de personnes. Mein Kampf fait partie de l’Histoire. A ce titre, il doit être connu, mais sous quelles conditions? Est-il possible de l’interdire? Il ne sert à rien de légiférer, car l’interdiction ou le contrôle sont inefficaces, à moins qu’ils ne soient globaux. A l’heure où il s’avère difficile, dans certains établissements scolaires, d’évoquer en cours d’histoire la décolonisation ou la Shoah, ne rien faire n’est pas non plus une bonne option. La mémoire des crimes nazis réclame que nous agissions. La priorité est donc d’avertir, de prévenir et d’éduquer face à la haine. Nous croyons à l’enseignement sans relâche de l’histoire.

Cette sensibilisation est d’autant plus nécessaire sur Internet, où fleurissent des sites à la gloire des nazis…

Jean-Marc Dreyfus: On tombe très facilement sur des sites extrémistes, nazis ou islamistes notamment, traduits en une dizaine de langues, où Mein Kampf est présenté comme un moyen avant-gardiste de comprendre le monde. On trouve aussi des sites le présentant dans des versions allégées. Les passages les plus ignobles ont été retirés pour le rendre « acceptable ». C’est un vrai problème.

Philippe Coen: On a souvent retrouvé des exemplaires de Mein Kampf sur les tables de chevet des terroristes. Ce fut le cas de Mijailo Mijailovic, l’assassin de la ministre suédoise des affaires étrangères Anna Lindh, en 2003. La plupart du temps, ils ne le lisent pas, mais l’ouvrage est là, comme un objet radioactif. Sur Internet aussi, Mein Kampf continue d’irradier. Anders Breivik était convaincu qu’il serait le futur Hitler. Le 22 juillet 2011, ce « suprémaciste » diffuse sur le net « son » Mein Kampf: « 2083, une déclaration européenne d’indépendance », puis il tue 77 personnes sur l’île norvégienne d’Utoya. Soixante-dix ans plus tard, et quoi qu’on en dise, Mein Kampf continue de tuer.

 

source : L’Express